Mélanie Carrier : porteuse de voix d'importance
Le prix Artiste de l’année est remis annuellement par le Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ) dans le cadre des Prix d'excellence en arts et culture. En cette 39e édition, notre équipe vous invite à découvrir les finalistes par une série d’entrevues portant sur leur démarche et leur vision.
...Biologiste de formation, Mélanie Carrier découvre le médium du documentaire à travers ses voyages. En 2010, elle fonde avec Olivier Higgins la boite de production MÖ FILMS, qui souhaite, par ses différents projets, contribuer à la réflexion, aux débats et aux enjeux de société qui caractérisent notre époque. Le duo signe plusieurs œuvres engagées, diffusées et primées internationalement, dont Québékoisie, Errance sans retour, et le plus récent, À hauteur d’enfant, paru en 2024. On salue chez Mélanie Carrier la profondeur humaniste de sa démarche documentaire, où des problématiques universelles sont abordées avec sensibilité et rigueur, dans des œuvres saluées pour leur richesse et leur engagement.
Errance sans retour, documentaire qui a remporté le Prix Iris et le Prix Écrans canadiens du meilleur film documentaire, propose une immersion dans le camp de réfugiés le plus peuplé du monde – Kutupalong - un « lieu hors de l’espace et du temps », qui abritent plus de 700 000 réfugiés rohingyas en exil, un lieu où les habitants se demandent s’il leur est encore possible d’exister. Pourquoi teniez-vous à faire connaître cette réalité au public québécois (et même d’ailleurs) et quels ont été les plus grands défis pour la réalisation de ce documentaire?
Lorsque le photographe documentaire Renaud Philippe a publié sur Facebook une image saisissante du camp de réfugiés de Kutupalong, en écrivant qu’il n’avait jamais été témoin d’une tragédie d’une telle intensité, j’ai été frappée par l’étendue de mon ignorance. Je n’avais alors jamais entendu parler des Rohingyas, de ces familles contraintes de fuir les violences en Birmanie pour trouver refuge au Bangladesh. Je n’étais certainement pas la seule, ici comme ailleurs, à ignorer l’ampleur de ce drame. C’est de ce choc qu’est né le désir de faire ce film.
La réalisation d’Errance sans retour a comporté de nombreux défis, mais j’en évoquerai deux auxquels on ne pense pas instinctivement.
Le premier concerne la traduction des nombreux entretiens réalisés pendant le tournage. Ce travail de longue haleine s’est étendu sur plusieurs mois. Pour ce faire, nous avons travaillé avec l’aide de Rohingyas réfugiés à Québec. Il était bien sûr bouleversant pour nous d’entendre, encore et encore, les récits des drames vécus par ces familles, ces femmes et ces enfants. Mais il l’était d’autant plus pour nos collaborateurs rohingyas, qui avaient eux-mêmes traversé cette tragédie, mais qui tenaient malgré tout à nous aider. J’ai trouvé cette étape extrêmement éprouvante.
Un second défi, plus inattendu, est lié à la poésie. Dès le départ, nous voulions réaliser un film à la fois immersif et poétique. Poétique, car nous étions convaincus que cette approche permettrait de toucher le public autrement, au-delà du discours et des images chocs. Mais comment le faire dans le plus grand respect, alors que nous traitions d’un sujet d’une telle gravité. Il s’est avéré qu’Abul Kalam, l’entremetteur (fixeur) rohingya qui a accompagné le tournage dans le camp de Kutupalong, écrivait lui-même de la poésie. Nous avons donc travaillé étroitement avec lui pour intégrer ses mots à la narration du film. Ce fut un travail qui nécessita une grande délicatesse, et l’un des éléments qui ont contribué à donner à Errance sans retour cette sensibilité et cette voix singulière qui lui sont propres.
Votre plus récent documentaire, À hauteur d’enfant, a été tourné dans l’intimité de votre famille, sur une durée de 4 ans, afin d’interroger ce qu’est la vie, ce que nous perdons en vieillissant et ce que, incidemment, nous souhaiterions léguer. À la lumière de votre expérience sur ce film - et les documentaires qui l’ont précédés -, quel est le pouvoir du cinéma-vérité, par rapport au cinéma de fiction?
Je suis une grande amoureuse de cinéma documentaire. Je regarde presque exclusivement du documentaire. Je n’ai absolument rien contre la fiction, c’est une histoire de passion!
Ce qui fait à mon avis la puissance du cinéma-vérité, c’est sa manière de nous révéler le monde et la vie, sa proximité avec le réel. Il est souvent empreint d’une grande poésie.
Avec À hauteur d’enfant, le fait d’avoir tourné pendant tant d’années nous a permis d’aller recueillir ce que j’appelle souvent « des petites perles ». Des moments de « vérité » qui n’auraient pu être captés si nous n’avions pas mis autant de temps à cueillir ces images et si un profond lien de confiance n’existait pas entre nous et les protagonistes. Je pense bien sûr à nos enfants, mais aussi aux enseignantes et aux enfants de l’école Chabot présents dans le film. C’est le cas également avec notre documentaire Québékoisie, au sein duquel on retrouve des scènes fortes, révélées grâce au cinéma-vérité. Grâce à la confiance établie avec les protagonistes et aux nombreux mois de tournage passés sur la route.
Alors que la fiction crée des mondes à partir de l’imaginaire ou reconstitue des histoires en s’inspirant du réel, le cinéma-vérité est, pour moi, basé sur la confiance. La confiance, la sincérité et le temps. Des valeurs précieuses en 2025 et à une époque où l’on vit beaucoup trop dans l’instantanéité. Où il devient de plus en plus difficile de contrer la désinformation. Le cinéma-vérité offre cet espace rare de sincérité et de lenteur. D’où la grande importance de préserver cette manière de faire du cinéma à une époque saturées d’images filtrées et manipulées.
Vous assurez la co-conception, la co-direction artistique et la co-production de l’exposition immersive Trouver refuge, inaugurée en mars 2025 au Musée de la Civilisation à Québec et qui a cours jusqu’au 4 janvier prochain 2026. Parlez-nous de la création de ce parcours sonore : qu’est-ce qui vous a le plus touché dans ce projet ?
Mohamed Shofi, dont le récit de vie est au cœur de l’exposition Trouver refuge, fut d’abord l’un des traducteurs d’Errance sans retour. Il en est aussi devenu le narrateur. Un jour, il nous a simplement dit qu’en tant qu’amis, nous pouvions l’appeler Shofi.
Shofi porte en lui une histoire profondément touchante. Il a vécu dix-huit ans dans le camp de réfugiés de Kutupalong, au Bangladesh. Lorsqu’il a quitté le camp pour venir s’établir au Québec comme réfugié, il a dû laisser derrière lui une partie de sa famille, de ses amis, une partie de sa vie. Ici, il a su s’intégrer et a rapidement appris le français. À mes yeux, son histoire, empreinte de résilience, est importante à raconter.
Ce qui me touche particulièrement dans ce projet, c’est qu’une exposition entière soit consacrée au récit de vie de Shofi et présentée au sein d’une institution aussi importante que le Musée de la Civilisation, un musée national qui à mes yeux a véritablement le cœur à la bonne place.
Ce qui m’a émue tout autant, c’est le temps passé à recueillir sa parole. Ces heures d’échanges, parfois silencieuses, souvent empreintes d’une grande émotion.
Je dois avouer que j’ai aussi été très heureuse de constater à quel point l’utilisation d’une technologie audio immersive a su insuffler, par la voix et l’ambiance sonore tridimensionnelle, une touche profondément humaine à l’exposition. Le concept narratif intégré à cet outil sonore unique, développé par le musée, permet au visiteur de se sentir tout près de Shofi, presque à ses côtés. En déambulant dans l’exposition, on a l’impression qu’il est là, avec nous. De plus, tout le travail de conception sonore réalisé avec Pierre-Jules Audet — un véritable maître en la matière — fut extraordinaire. Ce parcours audio intègre des sons réels captés, entre autres, dans le camp de Kutupalong ou encore aux Galeries de la Capitale, là où Shofi travaillait. Cette approche documentaire me semblait essentielle pour ancrer le projet dans le réel.
Enfin, la création de ce parcours sonore a nécessité de longs mois de travail et a été réalisé avec une brillantissime équipe au Musée de la civilisation, mais aussi avec des collaboratrices et des collaborateurs dévoués et immensément talentueux. Pour moi, comme dans tous les projets, « le tout est plus grand que la somme de ses parties » et en ce sens, Trouver refuge est le résultat d’un immense travail d’équipe.
Vous travaillez avec votre complice Olivier Higgins depuis plusieurs années sur plusieurs projets - vous avez notamment fondé en 2010 la maison de production MÖ FILMS. Comment trouvez-vous l’équilibre entre vos aspirations artistiques et ceux élaborés au cœur de ce duo?
C’est une excellente question! Olivier et moi travaillons ensemble depuis plus de vingt-cinq ans maintenant. Nous partageons aussi notre vie. Trouver l’équilibre entre nos aspirations artistiques respectives et celles de notre duo, qui est devenu une entité en soi, s’est toujours fait de manière très naturelle. Nous choisissons et développons nos projets ensemble, en restant attentifs aux sujets qui touchent l’autre. Comme nos préoccupations et nos élans créatifs se rejoignent plus souvent qu’autrement, nous convergeons naturellement vers les mêmes sujets, les mêmes envies.
Dans le processus de création, chacun apporte sa vision, sa sensibilité et son élan artistique. Nous sommes aussi très sensibles à l’instinct de l’autre. L’œuvre qui en résulte est une mosaïque commune, nourrie de nos deux regards, mais où nos voix individuelles demeurent bien présentes. Cela étant dit, il est souvent difficile de dire qui, de l’un ou de l’autre, a eu telle idée ou formulé telle intuition. Et, pour être honnête, cela nous importe peu. Ce qui compte, c’est l’élan partagé, cette manière d’avancer ensemble, d’affiner nos intuitions à deux, jusqu’à trouver une forme qui nous ressemble.
En somme, ma démarche artistique se nourrit d’un espace de création où chacun de nous s’épanouit, le tout porté par la confiance, la complémentarité et une même quête de sens.
Vous êtes membre du conseil d’administration du Festival de cinéma de la ville de Québec. En quoi de tels événements sont indispensables à la santé et à la vivacité du milieu du cinéma québécois?
Je siège sur le conseil d’administration du Festival de cinéma de la ville de Québec (FCVQ) depuis plus de dix ans. J’en ai aussi assuré la présidence, mais j’ai choisi cet été de prendre un léger pas de recul de ce poste, pour mieux y revenir éventuellement. Si je consacre autant de temps et d’énergie bénévolement à un événement comme le FCVQ, c’est que j’ai la profonde conviction que de telles manifestations culturelles sont essentielles à la vitalité des arts et du cinéma québécois, notamment à l’extérieur de la métropole montréalaise.
Le cinéma offre un regard sur le monde : il nous fait réfléchir, nous émeut, nous bouscule et nous invite à la rencontre de l’autre. Il nous transporte dans des univers qui nous sont souvent inconnus. Il nous indigne ou nous donne espoir. À une époque marquée par de grands bouleversements sociaux et politiques, il constitue un espace de dialogue et de réflexion plus nécessaire que jamais. Le FCVQ rend cette rencontre possible entre les œuvres, les cinéastes et les citoyens.
J’ajouterais aussi que faire des films en 2025 n’est pas simple, et rejoindre le public l’est encore moins. Le FCVQ joue un rôle crucial en offrant cette vitrine au cinéma d’ici et d’ailleurs, et notamment au cinéma fabriqué en région. Ce dernier point est pour moi fondamental : la majorité de la production cinématographique se fait à Montréal. Les créatrices et les créateurs qui œuvrent à l’extérieur de la métropole, dans les autres régions du Québec, n’ont pas nécessairement les mêmes préoccupations. Ils portent d’autres réalités, d’autres urgences. Leur offrir un espace de diffusion, c’est enrichir notre paysage cinématographique collectif et permettre à la diversité des voix de s’exprimer.
Pour visionner ses films, c'est par ici :
Asiemut : https://www.capuseen.com/films/1691-asiemut
Rencontre : https://vimeo.com/ondemand/rencontre
Québékoisie : https://vimeo.com/ondemand/quebekoisie
Errance sans retour : https://vimeo.com/ondemand/errancesansretourfilm ou sur APPLE TV :
À hauteur d'enfant : https://vimeo.com/ondemand/hauteurdenfant
