Alan Lake : toucher l'humanité
Le prix Artiste de l’année est remis annuellement par le Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ) dans le cadre des Prix d'excellence en arts et culture. En cette 39e édition, notre équipe vous invite à découvrir les finalistes par une série d’entrevues portant sur leur démarche et leur vision.
...Alan Lake est chorégraphe, interprète, réalisateur et artiste visuel. Fondateur d’Alan Lake Factori[e], compagnie de danse contemporaine multidisciplinaire basée à Québec, il développe une approche où danse, cinéma et arts visuels cohabitent au service du mouvement. La singularité de son approche chorégraphique, où arts visuels, danse et cinéma se rencontrent pour créer de véritables fresques vivantes, saluées tant par la critique que par le public, ici comme à l’international, fait de lui un artiste d'exception au sein de la communauté artistique. Son regard sur son art est d'ailleur aiguisé, précieux, émouvant.
Votre formation en est une pluridisciplinaire, avec des art visuels, des arts multimédia et de la danse, qui donne une facture visuelle atypique à vos spectacles. C’était notamment le cas avec le projet de danse-théâtre Le mythe d’Orphée, présenté l’an dernier au Trident. Vos propositions sortent des sentiers battus. Est-ce que l’amalgame des disciplines que vous imbriquées - vidéos, objets, danse, etc. - est une contrainte ou plutôt un espace de liberté?
Pour moi, c’est vraiment un tremplin à la création. Je viens des arts visuels: j’ai d’abord été sculpteur et peintre, avant de me diriger vers le monde de la vidéo, du cinéma et de l’installation. Finalement, je me suis retrouvé devant la caméra, à devenir moi-même danseur, à vouloir bouger, à amalgamer tout ça. J’ai ensuite fait une formation en danse et, dès ma sortie – j’avais alors trente ans, il y a déjà dix-neuf ans –, j’avais ce désir de conjuguer la danse, les arts visuels et le cinéma. Ces trois disciplines qui se rencontrent, c’est vraiment la base de ma démarche.
La création, pour moi, est profondément collaborative. Je dis souvent que les artistes danseurs ont leur démarche inscrite dans le corps. Contrairement à d’autres formes d’art, sans danseur, il n’y a pas de spectacle. C’est un art vivant, une matière humaine. Le sculpteur peut travailler le bois ou le métal, mais nous, nous travaillons avec le vivant, avec l’humain, avec l’humanité derrière. S’ils ne sont pas là, il n’y a pas d’œuvre.
Comment on a fait ça, concrètement? C’est que, dès le départ, j’ai cherché à sortir du cadre du studio. Je trouvais parfois contraignant de créer dans un espace vierge, alors je suis allé vers des lieux atypiques, des lieux in situ : des environnements naturels, des entrepôts désaffectés, des espaces où le corps est lié à une architecture poreuse et perceptible. On ne danse pas de la même manière dans une prairie, dans une rivière ou dans un hangar désaffecté.
De ces expériences sont nés des cycles de création. Créer dans un lieu m’amenait souvent à vouloir filmer ce contexte-là, parce qu’il était difficile d’y faire venir le public. De là, le travail se transformait en cycle filmique, ce qui me permettait d’aller plus loin dans l’aspect visuel, de sculpter le corps, de le maculer, de jouer avec la matière. Puis venait la troisième étape: transposer tout cela sur scène. Qu’est-ce qui allait rester du lieu d’origine, du film? Parfois la vidéo, parfois la scénographie, parfois un accessoire ou une trace symbolique du lieu.
Au début, c’était toujours ce cycle-là : in situ → film → œuvre scénique. Puis, avec le temps, j’ai eu envie de déconstruire ce cycle, de commencer par la scène pour ensuite plonger dans le lieu, ou d’y inviter le public. En 2016, par exemple, avec Dans les caveaux, j’ai investi un entrepôt de Limoilou et j’ai fait venir les spectateurs en autobus scolaire. La Rotonde avait adoré : les gens marchaient ensuite dans une petite ruelle, c’était presque l’Halloween!
Le fait d’aller dans ces contextes-là, pour moi, ce n’est pas une contrainte, mais un véritable tremplin. Cela permet de définir des territoires, des corps, des thèmes, d’y insérer des mythes. Cette pluridisciplinarité demeure au cœur de ma pratique, toujours en mouvement. Parfois, j’enlève la vidéo; parfois, je reviens à des formes plus traditionnelles, plus scéniques, centrées sur l’humain. Je ne cherche pas à être dans la technologie, mais dans la matière vivante, dans la présence, dans ce qui relie l’humain à son environnement.

Le mythe d'Orphée | Crédit: Géraldo Castillo Corona
En quoi votre proposition artistique contribue à faire évoluer votre discipline dans son sens large, à repousser les limites de ce qui se fait en danse actuellement, au Québec comme ailleurs?
C’est une bonne question, mais elle est difficile à répondre, et nos bailleurs de fonds nous la posent souvent. : en quoi contribuons-nous au développement de la discipline ? Je pense que nous y répondons toujours en cherchant à repositionner nos questionnements, à réactualiser ce que représente l’humanité que nous portons dans notre travail.
Pour moi, l’art se réinjecte dans le social. Il est très important de partager, de parler d’humanité, d’être ancré dans des référents actuels, qu’ils soient climatiques ou politiques, sans pour autant produire un art politique ou climatique au sens strict. Au contraire, nous travaillons beaucoup sur la représentation des mythes, sur les histoires que nous déconstruisons complètement. Ce qui reste, c’est la danse en elle-même. Moi et mon équipe, nous sommes animés par une passion du mouvement, toujours attentifs à notre recherche : quel serait le dépassement du mouvement actuellement ? Qu’avons-nous exploré dans nos dernières œuvres, et comment aller plus loin ?
Je crois que notre démarche consiste à être sensible à l’évolution d’une œuvre à l’autre. Certains artistes prennent des virages radicaux et chaque œuvre peut être totalement différente de la précédente. Pour moi, à la Factorie, c’est plutôt une continuité : la fin d’un spectacle devient souvent le point de départ du suivant.
Ainsi, je considère que notre contribution à la discipline est une évolution constante, une progression qui consiste à dépasser la dernière œuvre, en tenant compte des contextes actuels et de la manière dont nous souhaitons porter l’humanité sur scène.
Vos propositions artistiques jouent souvent dans des zones organiques, brutes. Qu’est-ce qui vous inspire dans le corps humain comme porteur d’une émotion et qu’est-ce qui, dans le monde qui vous entoure, devient source d’inspiration? La réponse est-elle la même si l’on s’adresse au danseur, puis au chorégraphe en vous?
Une de mes grandes passions, c’est cette humanité, ce contact humain. Le toucher, le duo, le partnering, c’était au cœur de ma pratique de danseur : comment entrer en contact avec l’autre, partager un rapport si spécifique à la danse. Nous avons vécu une expérience particulière avec la pandémie : pendant deux ans, nous n’avons pas pu être au contact, ne pas pouvoir toucher l’autre. Cela a transformé notre art, et c’était difficile pour moi, comme pour tout le monde.
Au retour du toucher, ce geste humain retrouve toute sa profondeur : prendre soin de l’autre, recueillir son poids – le poids du monde, des souvenirs, de la mémoire, des tracas, du deuil, de la joie – et le propulser vers l’avant. Être à deux dans cette danse, dans cette relation, devient alors une expérience intime et partagée.
Comme chorégraphe, la démarche se complexifie. Au-delà du toucher et de la relation, il s’agit de réfléchir à la dimension politique et climatique, à la manière d’être utile aujourd’hui. Pour moi, créer pour créer n’a pas de sens : il faut que le partage ait une utilité, un impact sur le public le soir de la représentation, pour qu’il vive une expérience capable d’ébranler quelque chose en lui, même modestement.
Avec l’équipe, nous nous questionnons constamment : comment approfondir ces relations ? Comment les rendre visuelles, émotionnelles, ou les deux à la fois ? Cette recherche conduit à un langage mêlant danse et théâtre, une forme de danse-théâtre plus marquée qu’auparavant, où le mouvement et la théâtralité se nourrissent mutuellement pour créer une expérience sensible et actuelle.
Vous mettez un soin particulier à faire vivre la danse dans la Capitale-Nationale, à engager des artistes qui sont issus de cette région. Pourquoi est-ce important pour vous?
Québec, ça a toujours été mon quartier général. Je l’ai toujours appelé comme ça. Je n’ai jamais voulu déménager, même à l’époque où j’étais interprète, il y a dix-neuf ans, alors que je travaillais beaucoup à Montréal et faisais sans cesse la navette. J’avais besoin d’aller voir ailleurs, bien sûr, mais toujours avec ce désir de revenir ici, à la maison.
Il y a dans cette démarche une sorte d’esprit de voyage : aller diffuser notre travail ailleurs, s’inspirer d’autres contextes, puis revenir enrichi. J’ai toujours eu aussi une passion pour les équipes mixtes, composées à la fois d’artistes de Québec, de Montréal et d’ailleurs. Je trouve important que la capitale accueille des créateurs venus d’autres horizons, qu’ils puissent découvrir notre ville et collaborer avec les artistes d’ici – et inversement. C’est un échange vital.
Il est difficile, toutefois, de conserver les artistes ici. On pourrait choisir de ne travailler qu’avec des gens de Québec, mais j’ai toujours eu envie de mêler les origines et les influences, tout en contribuant à l’ancrage local. Parce que, pour que la danse reste vivante à Québec, il faut que les acteurs d’ici puissent participer au maximum. Sinon, on risque encore ce que l’on a trop souvent vécu : l’exode des artistes.
Je le vois encore aujourd’hui : plusieurs danseurs avec qui je collabore m’écrivent pour me dire qu’ils vont « faire le move à Montréal » l’année suivante. Cela existe toujours, bien sûr, faute d’occasions suffisantes ici. D’où, pour moi, l’importance de contribuer à la danse d’ici, tout en l’ouvrant sur le monde – une danse enracinée à Québec, mais qui parle à tous et vient de partout.
S'abreuver des volcans | Crédit photo: Stephane Bourgeois
Que peut la danse pour le grand public?
Pour moi, la danse possède un pouvoir d’humanité extraordinaire. C’est un médium qui dépasse les mots, qui permet d’accéder directement aux sentiments, à ce que l’on perçoit et ressent physiquement. Notre lecture d’une œuvre dépend de notre vécu, de nos émotions, de notre culture.
Je me souviens, par exemple, de Le cri des méduses. Lorsqu’on a présenté la pièce en Belgique, le public, très conceptuel, y voyait une référence directe au monde muséal : pour eux, la scène représentait l’envers du célèbre tableau de Théodore Géricault, et à la fin, ils reconnaissaient « le tableau achevé ». Il y avait un regard presque muséal sur le théâtre. Un mois plus tard, nous étions au Mexique : là-bas, le public a immédiatement interprété le mur de la scène comme le « mur de Trump », une frontière à traverser, un symbole de migration et d’espoir.
Si nous avions cherché à imposer une interprétation unique — « c’est l’envers du tableau » ou « c’est le mur de Trump » —, il n’y aurait pas eu de place pour cette richesse. C’est ça, la force du symbole : il se multiplie dans l’humanité du monde, il se transforme selon les cultures et les expériences. Ce n’est pas de l’abstraction, c’est une liberté d’interprétation profonde, vivante.
J’ai d’ailleurs un désir constant d’une danse-théâtre plus narrative, qui passe par le symbole pour susciter chez le spectateur de grandes émotions, liées aux cycles de la vie, de la mort, de la renaissance. L’idée n’est pas forcément de donner envie de « danser », mais de bouger intérieurement.
Quand la danseuse Pina Bausch disait : « Dansons, sinon nous sommes perdus », elle ne parlait pas nécessairement de pratiquer une danse comme le flamenco ou le tango, mais de ce mouvement intérieur, de cette impulsion de vie. Être comme un roseau qui plie et se relève.
Je crois profondément que la danse a ce pouvoir d’ébranler, de nous remettre en mouvement, même dans un monde incertain. Si les spectateurs sortent d’un spectacle en se disant : « J’ai envie d’avancer, de me remettre en mouvement », alors c’est que la danse a accompli son rôle le plus essentiel.
