Marie-Ève Fréchette : déjouer le quotidien
Le prix Artiste de l’année est remis annuellement par le Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ) dans le cadre des Prix d'excellence en arts et culture. En cette 39e édition, notre équipe vous invite à découvrir les finalistes par une série d’entrevues portant sur leur démarche et leur vision.
...Marie-Ève Fréchette est originaire de Québec et installée à Lévis depuis près d’une dizaine d’années. Elle a étudié en céramique et en arts visuels. Sa pratique artistique allie sculpture, installation et dessin, puis met en opposition des matériaux naturels et artificiels. L’artiste s’intéresse aux systèmes biologiques, à la matière organique ainsi qu’aux anomalies et désordres qui s’y développent. Ses œuvres sont diffusées principalement au Québec, notamment à Regart, à Manif d’art, à l’Espace Parenthèses, au Centre Materia et à l’Université Laval. Quatre de ses projets ont vu le jour dans le cadre de la politique d’intégration des arts à l’architecture, notamment à l’école secondaire Joseph-François Perrault, à Québec. Son travail a également été acquis dans différentes collections privées et publiques, dont celle de la Ville de Québec.
Comment en êtes-vous venue à vous intéresser à l’espace et à travailler la façon dont vos objets d’art l’occupent?
J’aime construire l’espace dans lequel je travaille par des jeux d’échelles, de proportions et de volumes pour créer des univers singuliers. Que ce soit à l’échelle monumentale ou à l’échelle humaine, je m’intéresse à la manière dont mes objets transforment l’espace, le magnifient et s’y intègrent. Aussi, je m’intéresse à la manière dont le spectateur interagit physiquement avec eux. Mes projets se matérialisent sous forme de corpus de plusieurs œuvres qui occupent un même espace de manière à développer un langage commun.
Ma démarche est intuitive et se développe dans l’expérimentation. Mon besoin de créer provient d’un désir d’explorer et de découvrir. Mes projets naissent de ma curiosité à observer mon environnement, notamment l’espace physique et les objets qui m’entourent, l’architecture ou la manière dont la nature se transforme par exemple. Mes idées se développent souvent en marchant, en ville et en forêt, en observant tout ce qui m’entoure. Ce sont des moments où je suis seule avec moi-même. J’aime observer comment les éléments divers coexistent dans un même contexte. Un simple détail, une anomalie qui interfère dans l’ordre normal des choses ou bien une logique qui se dégage d’une vue d’ensemble.
Il y a un lien entre mon expérience contemplative en forêt, où l’observation de la nature me permet des moments d’évasion, et mon expérience de création en atelier, où je suis attentive à ce qui se passe, aux petits détails et gestes qui vont donner naissance aux sculptures dans l’espace de mon atelier, à travers les matériaux qui s’empilent et les objets trouvés qui ont un potentiel de devenir autre.

La forêt onirique (2025) – Vue d’atelier | Crédit photo : Guillaume D. Cyr
De gauche à droite : Éloge du doute (résine, cuivre, bois, peinture – 86 x 94 x 20 cm), Libre et oblique (résine, cuivre, bois, peinture – 100 x 93 x 70 cm), Introspection (résine, bois, peinture – 150 X 62 X 62 cm), Poésie verticale (céramique, résine, bois, acier, peinture – 180 x 30 x 30 cm), L’inconnu (résine, bois, peinture – 156 x 41 x 25 cm)
Votre méthode consiste entre autres à sortir les objets de leur fonction première et à les combiner entre eux ou avec d’autres matières pour leur donner un sens nouveau. Pourquoi cette réinterprétation ou interaction entre l'œuvre et la personne qui la regarde est-elle importante pour vous? Quelle réflexion souhaitez-vous provoquer chez le public?
À une époque hyperconnectée où la surcharge informationnelle devient la norme, j’aime l’idée de prendre un temps d’arrêt contemplatif pour réfléchir une œuvre, un objet ou une chose qui n’est pas nommée. Pour nous amener ailleurs, nous faire découvrir une vision alternative du monde ou concevoir un rapport différent à l’objet et à l’espace.
Mon travail reflète ma manière de voir mon environnement différemment. J’aime détourner le sens des objets dans une volonté de les réactiver autrement et de se retrouver devant une œuvre qui nous questionne. Je souhaite que le spectateur s’interroge sur sa propre perception des choses et sur le regard qu’il porte sur son environnement avec lequel il interagit physiquement et socialement. Mon travail révèle une volonté d’entrer en contact avec l’autre. Il fait confiance à celui qui regarde. Chaque sculpture se présente comme une question ou une énigme. C’est à la fois une réalité accomplie et une forme de possibles. N’ayant pas la fonction de représenter quelque chose, c’est un objet de réflexion pouvant amener l’esprit à vagabonder entre réalité et fiction, appelant l’introspection par la contemplation.
Lorsque je travaille en atelier, je cherche à me retrouver devant quelque chose d’étrange, qui existe dans sa matérialité, qui me confronte et me fait sourire. J’essaie d’abord de me surprendre moi-même. Je recherche l’insolite, l’étonnement et ce qui diffère de la normalité. Je considère les objets singuliers que je construis comme des anomalies qui se développent selon une certaine logique.
C’est abstrait, mais il y a des pistes pour découvrir l’œuvre. Je m’inspire beaucoup de la nature. En construisant entre autres des structures hybrides entre des formes organiques, qui réfèrent à la nature et au vivant, et des objets construits, provenant du mobilier et de l’architecture, je propose une réflexion sur notre impact en tant qu’humain sur notre environnement naturel. À travers ces grands volumes d’apparence précaire à échelle humaine, opposant matériaux naturels et artificiels, j’explore ainsi la relation fragile et complexe entre l’humain et la nature en questionnant sa puissance et ses limites.
Que permet l’art public que l’exposition ne permet pas et inversement?
Je pense que tout est possible, dans les deux contextes, mais que chacun offre des opportunités différentes. Par exemple, en art public, les projets sont généralement financés par la Politique d’intégration des arts à l’architecture et à l’environnement, ce qui procure souvent un espace de plus grande envergure et un budget permettant la réalisation d’œuvres à l’échelle monumentale.
Ce qui est magnifique en art public c’est que les œuvres permettent d’avoir accès à l’art au quotidien, dans son milieu de vie. Elles nous amène à repenser l’espace collectif autrement. L’œuvre d’art public interagit ainsi avec davantage de personnes. Il s’agit souvent de rencontres furtives ou imprévues. Certains peuvent la redécouvrir plusieurs fois, sous des angles nouveaux, selon leur niveau d’attention et le temps qu’ils y consacrent au fil de leurs déambulations.
En contexte d’exposition, hormis les qualités spatiales du lieu, aucun paramètre prédéfini n’est imposé. J’ai en quelque sorte carte blanche. En revanche, en art public, l’œuvre sera réfléchie en fonction d’un contexte spécifique, incluant des paramètres prédéterminés par le programme du projet : site d’implantation et espace entourant l’œuvre, bâtiment architectural, vocation du lieu et budget. Ces invariables, loin d’être des contraintes selon moi, constituent plutôt des balises à explorer qui font partie intégrante du défi à relever. Pouvant même devenir des sources d’inspiration qui vont m’amener ailleurs dans le processus de création et faire évoluer mon travail autrement.
Le souffle d’une œuvre d’art public est d’abord l’espace physique dans lequel elle s’inscrit. Cet espace devient le terrain de jeux dans lequel je peux concevoir l'œuvre. Parfois, tout part d’un simple détail du site, une structure, un volume, une fenêtre, une séquence ou une couleur par exemple.

Adénosine triphosphate (2023) – Aluminium brossé et aluminium peint – Collection privée, Saint-Michel de Bellechasse | Crédit photo : Marie-Ève Fréchette
Vous exposez en collectif et collaborez souvent avec des personnes locales des secteurs artistique, artisan, technique et de l’ingénierie. Comment ces rencontres font-elles évoluer votre démarche?
Mon travail m’amène à rencontrer et à collaborer avec de nombreuses personnes de différents secteurs d’activités. Ma démarche est ouverte sur le monde, sur ce qui m’entoure, sur mon environnement. Elle est nourrie de toutes ces rencontres où se côtoient une diversité de parcours et de compétences.
Je suis curieuse et je m’intéresse à des domaines variés, dont les sciences, l’architecture, l’ingénierie, le savoir-faire et le travail d’atelier. J’aime apprendre, expérimenter et inventer de nouvelles techniques ou matériaux ; rencontrer des gens qui font les choses autrement, qui ont des compétences ou des regards différents selon leurs expériences. J’aime transposer un matériau ou un procédé, par exemple, dans un contexte complètement différent, ce qui peut générer de nouvelles idées. Je crois au partage, à la solidarité et à la transmission.
Mon travail sculptural m’amène à me créer des problèmes et à devoir ensuite les résoudre. Dans mes projets en art public, je travaille avec plusieurs collaborateurs spécialisés sur le plan de la réalisation technique. Chacun de mes projets étant unique, je dois réfléchir à une manière optimale et efficace de réaliser mon concept initial. Le travail d’équipe est alors un catalysant essentiel pour trouver des solutions.
Aussi, lorsque je présente mon travail dans le cadre d’expositions collectives, il est toujours intéressant de rencontrer d’autres artistes dont les pratiques s’expriment différemment et de voir se créer des dialogues entre nos approches respectives.
Vous êtes membre de plusieurs centres d’artistes, notamment Regart à Lévis et L’OEil de poisson, à Québec. Qu’apportent à votre parcours leurs services et votre implication auprès d’eux?
Être membre d’un centre d’artistes permet d’abord de soutenir leur mission et de participer à leur rayonnement. Ce sont des lieux foisonnants d’expérimentation, de production et de diffusion d’art qui ont une importance considérable dans la vitalité et l’effervescence du milieu artistique. Je m’implique dans les centres d’artistes depuis le début de mon parcours. Ils m’ont d’abord permis des rencontres agréables et inspirantes avec d’autres artistes. L’accès à des ateliers de production, des équipements spécialisés et des espaces libres de création a aussi été utile dans la réalisation de certains projets.
Étant lévisienne depuis plusieurs années, je m’implique plus particulièrement au centre Regart situé près de chez-moi. Ma première résidence d’artiste et exposition individuelle dans un centre d’artistes fut d’ailleurs à Regart, dans le cadre de mon projet de maîtrise en arts visuels (2018). Depuis une dizaine d'années, je m’y implique à différents niveaux, à différents moments, notamment en participant à des comités de programmation ou d’événements. Cette année, j’ai eu le plaisir de m’impliquer sur l’événement du 40e anniversaire de Regart, sur le comité de programmation ainsi qu’en tant que chargée de projet pour collaborer à l’événement bénéfice biannuel Encann’.
