Arts visuels

Anne-Marie Proulx : le territoire et le vivant

Le prix Artiste de l’année est remis annuellement par le Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ) dans le cadre des Prix d'excellence en arts et culture. En cette 39e édition, notre équipe vous invite à découvrir les finalistes par une série d’entrevues portant sur leur démarche et leur vision.

...

Publié le : 7 novembre 2025

Artiste visuelle, Anne-Marie Proulx crée des univers poétiques où photographie, texte et installation dialoguent pour explorer nos liens au territoire et au vivant. Son travail, diffusé au Québec et à l’international, se distingue par une démarche collaborative, une réflexion sensible et un rayonnement soutenu. Avec sa démarche artistique riche, où engagement communautaire, réflexion critique et exploration du territoire se conjuguent dans une œuvre contemporaine marquante, elle se positionne comme une artiste incontournable de la Chaudière-Appalaches. 

 

Vous vivez et travaillez le long du fleuve entre Saint-Roch-des-Aulnaies et Québec. Comment émerge cette conversation avec le territoire et que dit celui que vous habitez?

La pratique de la photographie représente pour moi une pratique de l’attention, une façon de me lier au territoire que je vis. C’est en le visitant régulièrement, en l’observant au fil du temps et de nos transformations mutuelles que cette conversation se tisse. Depuis quatre ans, je me suis attachée à un arbre en particulier, un saule que j’appelle maintenant un ami. En retournant auprès de lui fréquemment, j’apprends à le connaître et à connaître les êtres qui vivent avec lui aussi. Chaque jour, chaque saison et chaque année, de petites et grandes nuances se dessinent sur le territoire et dans nos relations. C’est donc une conversation qui ne passe pas principalement par ce qui se dit mais par tous les sens.



Vous interrogez les espaces tant physiques que métaphoriques. Quelle place prend l’imaginaire dans vos créations et à quoi vous sert-il?

La photographie peut parfois sembler descriptive d’un lieu et d’un moment, par sa capacité à capter autant de détails. Mais elle parvient aussi à évoquer des ambiances, des états, des sensations, et c’est ce qui m’interpelle particulièrement. Dans mes œuvres, je cherche à créer des images qui en disent juste assez pour conserver des liens avec le réel et en même temps, je les souhaite assez ouvertes pour qu’elles puissent évoquer des imaginaires qui prolongent le contexte de la prise de vue. J’aime que mes images aient leur propre vie, leur propre histoire, et qu’elles puissent aussi susciter des réflexions et des émotions qui leur permettent d’entrer en relation avec l’imaginaire des personnes qui les rencontrent. 


Anne-Marie Proulx, Le courage des oiseaux, 2025. Œuvre réalisée dans le cadre du projet ÉCHO, MRC L’Islet. Vue d’installation au Parc ornithologique du Lac Noir, Tourville.

 

À titre de codirectrice artistique de VU, quelle importance revêt ce centre de diffusion et de production de la photographie dans votre parcours, mais aussi, de façon plus générale, dans le milieu artistique de Québec?

Je travaille depuis bientôt douze ans à VU et je dois énormément à ce centre, à mes collègues et ami·e·s, aux artistes que je côtoie depuis ce temps. Je me sens privilégiée de pouvoir œuvrer auprès d’une communauté qui s’est formée autour d’un intérêt commun pour l’image, pour sa portée tant créative qu’humaine. Nous avons des équipements et des espaces qui ont été aménagés sur mesure pour la création en photographie, ce qui représente un soutien tangible, primordial. Mais il y a aussi tout l’intangible qui est tout autant essentiel, tout ce qui se réfléchit, se partage et se ressent lorsqu’on entre en lien avec les artistes, leurs pensées et leurs images, et c’est ce qui se passe dans un centre d’artistes comme VU. À Québec nous avons la chance comme artistes d’être soutenu·e·s par de tels organismes qui ont des missions distinctes, et c’est aussi ce regroupement, notamment à Méduse, qui permet à chacun d’offrir et de développer des expertises uniques et essentielles pour la création des artistes, en plus de représenter des lieux d’échange et de rassemblement.


Anne-Marie Proulx, image tirée de la série Souffles tombés, 2024.

 

Vos projets prennent des formes multiples: exposition, art public, livre. Comment le choix de la forme s’impose-t-il à vous et à quel stade de la création est-il fait?

La plupart de mes projets se déroulent sur de longues périodes de temps et prennent forme lentement. C’est souvent des intuitions qui guident ma création, et qui m’amènent à faire des images sans savoir quelle forme elles prendront. Mes photos dorment souvent longtemps dans mes archives avant de ré-émerger et prendre place dans un ensemble d’images. Parfois la forme découle ainsi d’une opportunité qui m’est présentée de revisiter certaines images, parfois elle s’impose d’elle-même pour répondre à une intention. Le chemin pour y parvenir n’est donc jamais le même. C’est d’ailleurs quelque chose qui me plaît beaucoup de la création : savoir qu’elle me porte, qu’elle m'emmène quelque part sans que je ne sache où ni quand.

 

Le territoire est considéré, dans votre démarche, comme habitat plutôt que comme décor. Comment arrivez-vous à rendre ce paysage incarné, à lui donner une âme dans vos photographies?

J’ai grandi au bord du fleuve et comme enfant unique, je l’ai toujours senti comme une présence animée, un être à qui je pouvais me confier, un membre de la famille. Quand on photographie un être aimé, on cherche à trouver ce qu’on connaît de cette personne quand on la revoit en image, à reconnaître une lumière dans le regard ou une expression particulière qui traduit quelque chose de son être qui dépasse l’apparence. C’est peut-être quelque chose de similaire qui se produit quand je photographie les paysages que j’habite ou que je visite. Je pense que les êtres et les territoires ont une âme que l’on peut s’efforcer de reconnaître et avec lesquels on peut développer des liens. Puisque la photographie représente pour moi une façon de me rendre attentive à toutes ces présences et ces formes de vies, mes images en viennent probablement aussi à évoquer cette démarche de relation.