Musique

Anne-Frédérique Gagnon : la bonne note

Le prix Relève professionnelle est remis chaque année par Culture Capitale-Nationale et Chaudière-Appalaches (CCNCA) dans le cadre des Prix d'excellence en arts et culture. En cette 39e édition, notre équipe vous invite à découvrir les finalistes 2025 par une série d’entrevues portant sur leur démarche et leur vision.

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Publié le : 7 novembre 2025

Originaire de Lévis, la guitariste classique Anne-Frédérique Gagnon trace un parcours remarquable où se conjuguent virtuosité, sensibilité et engagement. Professeure à la Maison de la musique de Sainte-Foy et concertiste reconnue ici comme à l’international, elle fait briller un instrument trop souvent méconnu. Lauréate du Prix d’excellence 2024 de la Fondation de l’Orchestre symphonique de Québec, citée au palmarès de CBC Music, et déjà autrice d'albums acclamés, elle s’impose comme une figure montante de la guitare classique au Québec.


Vous cherchez à faire rayonner la guitare classique, un instrument parfois méconnu. Qu’aimeriez-vous que le public découvre à travers vos concerts et vos enregistrements?

En fait, l’objectif premier, c’est tout d’abord de faire découvrir que la guitare classique existe. Pour me prendre en exemple, je ne connaissais presque rien de l’instrument lorsque j’ai entrepris mes études en musique au cégep, en 2014. Pour moi, la seule différence entre une guitare classique et une guitare acoustique était dans le matériau utilisé pour les cordes (nylon ou carbone pour la première, métal pour la seconde). Je n’avais aucune idée de toute la richesse du répertoire. Je crois qu’à un certain point, on oublie que la guitare existe dans un contexte classique, parce que ce n’est pas un instrument qu’on voit à l’orchestre. Lorsque je dis que je suis guitariste, je me fais régulièrement demander si je joue dans un groupe de musique ou dans un orchestre, alors que c’est un instrument qu’on va davantage voir dans un contexte soliste ou de petits ensembles. Mon premier objectif est donc véritablement de faire découvrir un instrument encore méconnu au public. La guitare classique est vraiment un instrument à part entière, doté d’une grande versatilité avec un répertoire très riche. Dans mes concerts, j’aime bien inclure des pièces qui proviennent d’un peu partout dans le monde et de différentes époques. Cela me permet de démontrer l’impact de la guitare dans différentes cultures et de partager au public toute la beauté du répertoire.                        

 

Votre double rôle d’enseignante et de concertiste occupe une place importante dans votre vie. Comment ces deux dimensions s’enrichissent-elles mutuellement?

Pour moi, l’enseignement et les concerts rejoignent un but commun, qui est de partager et de transmettre aux autres les richesses de la musique et de l’instrument. Lors de mes concerts, j’aime bien prendre le temps de parler des pièces avant de les jouer. Je peux présenter le compositeur, le style artistique et le contexte historique. Pour les initiés, cela permet d’en apprendre un peu plus sur des œuvres qu’ils ont peut-être déjà entendues, ou qu’ils jouent eux-mêmes. Pour ceux et celles qui en sont à leur premier concert de guitare classique, ou qui connaissent peu le répertoire, cela permet de se donner une certaine idée de ce qu’ils vont entendre, et même parfois de porter davantage attention à certains détails dans les pièces. J’applique la même mentalité lorsque j’enseigne. Bien souvent, jeunes et moins jeunes commencent l’apprentissage de l’instrument sans trop connaître son histoire et ses caractéristiques, comme ce fut mon cas. Je trouve donc important d’aborder le contexte des pièces avec mes élèves. D’en savoir plus sur la musique permet de voir plus facilement au-delà des notes et du papier. Cela leur permet de développer leur imagination et leur esprit créatif dans leurs interprétations.  

 

Vos séjours et collaborations en Espagne et aux États-Unis semblent marquants. Qu’ont-ils apporté à votre façon de jouer et de concevoir votre carrière internationale?

Assez tôt dans mon cheminement, j’ai eu l’incroyable opportunité d’étudier en Espagne, à l’Université d’Alicante, à la maîtrise en interprétation. Ce qui est très particulier dans ce programme, c’est que non seulement nous avions plusieurs professeurs de guitare, mais il s’agissait tous de grands maîtres de l’instrument. J’ai donc travaillé avec David Russell, Ricardo Gallén et Hopkinson Smith, pour ne nommer que ceux-là. De plus, puisqu’il s’agit d’un programme international, mes collègues et moi étions des représentants de 8 pays. Avant cette maîtrise, j’avais presque uniquement étudié avec des Québécois. Passer autant de temps avec des amis de cultures différentes m’a permis de découvrir d’autres façons de concevoir la musique et d’approcher la guitare et le jeu à l’instrument. Cela a eu un impact considérable sur ma manière de travailler à l’instrument et sur mon développement de musicienne. 

Rencontrer des musiciens, des guitaristes et des maîtres d’un peu partout dans le monde me donne l’opportunité de partager des moments et des réflexions, et de vivre des expériences qui viennent me nourrir. Je me sers beaucoup de ça pour avancer, pour trouver des solutions à mes interrogations et mes défis. Cela m’a ouvert beaucoup de portes. Depuis ce premier séjour en 2020, j’ai eu l’occasion d’en faire au moins un à chaque année à l’international en lien avec la musique. Pour quelqu’un qui vient d’un petit milieu, cela démontre que c’est possible de voir grand et de voyager grâce à la musique, et d’oser rêver à une carrière internationale. 

 

Vous avez déjà enregistré plusieurs albums, allant du romantisme à la création contemporaine. Qu’est-ce qui vous attire dans le fait de naviguer entre répertoire traditionnel et nouvelles compositions?

Chaque œuvre constitue en quelque sorte une fenêtre sur son époque. En jouant diverses pièces provenant de différents lieux et différentes époques, nous pouvons en apprendre un peu plus sur la façon dont les gens vivaient et sur leur vision du monde. Cela nous offre en quelque sorte un accès direct à leur histoire et à leur culture. On peut s’inspirer de musiciens reconnus pour leurs interprétations jugées fidèles à l’esthétisme de l’époque. De plus, la guitare est un instrument dont la construction a beaucoup évolué entre le 19e et le 21e siècle. En étant attentif, nous pouvons déceler des traces de l’évolution de l’instrument dans les techniques d’écriture. Cela nous permet d’apprécier encore plus toutes les subtilités et l’histoire de la guitare. 

La création contemporaine nous ouvre la porte aux mêmes éléments, mais avec parfois en bonus un accès direct au compositeur. Lorsque j’apprenais les pièces de mon premier album, Bridge, j’étais en constante conversation avec François Couture, le compositeur. Je pouvais lui demander comment il avait pensé un tel passage, quelle atmosphère il avait en tête, quel élément devait ressortir le plus dans l’harmonie… Je m’en suis servie pour nourrir mon interprétation. 

Il y a aussi quelque chose de rafraîchissant dans le fait d’apprendre une pièce sans jamais l’avoir entendu auparavant. On se sent un peu plus libre d’essayer pleins d’idées musicales différentes, sans la contrainte de respecter le cadre rigide d’un style en particulier. De plus, les nouvelles compositions nous permettent de jouer avec un nouveau langage musical qui évolue constamment.

 

Vous évoquez vouloir devenir une figure inspirante pour les prochaines générations de musiciens. Quels sont, selon vous, les plus grands défis pour la relève en musique classique aujourd’hui?

Pour ma part, je dirais que le premier défi que j’ai rencontré à mes débuts était le manque de représentation et de modèle féminin au Québec. Je me suis longtemps sentie un peu seule dans ce milieu, et ça a grandement affecté ma motivation par moments. Pour mettre cela en perspective, j’ai commencé à étudier la guitare classique en 2014. J’ai dû attendre jusqu’en 2023, c’est-à-dire 9 ans plus tard, avant de finalement avoir une occasion de travailler avec une femme guitariste. Je considère important de la nommer : Isabelle Héroux, concertiste et professeur au département de musique de l’Université du Québec à Montréal. Heureusement, depuis les 5 dernières années, on peut constater un nombre accru de jeunes femmes dans les camps musicaux et les festivals, ce qui me met en confiance pour l’avenir. 

Je dirais qu’encore aujourd’hui, on a un peu le sentiment que les gens sont intimidés par la guitare classique, comme si on pensait que c’est quelque chose de niché, de dur d’approche. Je pense qu’en général, les musiciens classiques travaillent encore à démocratiser la musique classique dans l’esprit des gens. On essaie de montrer au grand public qu’on n’a pas besoin d’être de grands connaisseurs pour assister à des concerts. Au contraire, il s’agit de merveilleuses occasions de découverte. À l’ère de la technologie, il est de plus en plus facile d’avoir accès à de la musique partout, surtout avec les services de musique en continue. Bien que cela peut aider à avoir une visibilité, surtout en début de carrière, le véritable objectif est d’avoir de remplir les salles. Avoir des écoutes, c’est bien, mais jouer devant un public, c’est bien mieux!