Arleen Thibault: Finaliste au prix Artiste de l’année – Chaudière-Appalaches
Le prix Artiste de l’année est remis annuellement par le Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ) dans le cadre des Prix d'excellence en arts et culture. En cette 38e édition, notre équipe vous invite à découvrir les finalistes par une série d’entrevues portant sur leur démarche et leur vision.
...Conteuse depuis plus de vingt ans, Arleen Thibault a conquis un large public à travers toute la francophonie. Issue des arts traditionnels et des arts de la scène, elle a forgé au fil du temps un vaste répertoire de contes, qu’elle livre avec beaucoup d’humour et de générosité. Elle est cette année finaliste pour le prix Artiste de l’année dans la Capitale-Nationale du Conseil des arts et des lettres du Québec.
Votre spectacle solo Le vœu a eu un parcours impressionnant: il a tourné dans près d’une centaine de salles, a fait une tournée en France, en Acadie et au Québec et a fait l’objet d’une adaptation en livre-disque aux Éditions Planète rebelle. Vous y dites notamment: « Chez nous, on a toujours ‘’vu’’ des contes. C’était une manie de famille de “monter en personnages’’ les gens qui passaient dans nos vies. ». Est-ce également une manie chez vous, en tant que créatrice, de vous inspirer des gens qui vous entourent pour en faire sortir le merveilleux et pour les transformer en véritables personnages?
Je pense qu’il s’agit d’un trait de famille, qui provient de façon plus expressive de ma mère. Mon père parle moins, mais il participe tout de même à tout cela! C’est d’ailleurs cette manie de famille qui m’a donné cette envie d’être conteuse. Pour moi, il y a quelque chose dans l’oralité qui est plus intéressant que dans l’écrit: le livre ne me satisfait pas au niveau de la création, car je ne suis pas à côté du monde, je ne peux pas faire les voix. Grâce au conte, je peux faire un heureux mélange de mes études en littérature et en théâtre.
Je ne suis pas née dans une famille de conteurs et j’étais une fille de la ville. Il n’y avait donc pas beaucoup de chance que l’art du conte me tombe dessus. C’est arrivé par hasard, au détour d’un festival de contes des Haut parleurs présenté au Musée de la civilisation de Québec, que j’ai visité adolescente. C’est vraiment un concours de circonstances, comme quoi les choses nous cherchent des fois plus qu’on peut les chercher.
Il y a de l’oralité dans ma famille. Je viens d’un milieu que je dirais populaire et je trouve qu’aujourd’hui ce sont encore ces milieux populaires qui sont les plus près de la tradition orale, ne serait-ce que dans les anecdotes, les jokes, la façon de se raconter les choses pour les alléger. On a vraiment besoin de ces symboles-là, de ces trucs plus grands que nature, de ces grandes vies à travers les petits défis du quotidien. C’est ça, l’héritage de mes parents: voir la vie plus grande que nature. Et c’est d’ailleurs ce qui est le propre du conte.
Fille de laitier, votre plus récent spectacle (actuellement en tournée au Québec), rend hommage aux laitiers de la région de Chaudière-Appalaches, un métier qui, comme vous le dites sur scène, « est en train d’entrer dans le folklore ». Comment avez-vous intégré les histoires vraies des laitiers dans votre narration; qu’est-ce qui provient de l’universel et qu’est-ce qui se rattache particulièrement à votre histoire personnelle, vous qui êtes fille, filleule et arrière-petite-fille de laitiers?
J’ai fait une enquête; j’ai fait ce qu’on appelle du collectage. Mais je ne l’ai pas fait comme le font les ethnologues. J’avais pour ma part un angle artistique, au sens où je n’essayais pas de dégager une histoire, mais plutôt de dégager un mythe. Je voulais savoir ce qui se passait dans l’imaginaire collectif des gens lorsqu’on parle de métiers – ce qu’ils voyaient, à quelle époque ça les amenait. J’ai contacté plusieurs personnes. En pleine pandémie, je leur écrivait, des gens me répondaient de leur foyer de personnes âgées, la bibliothèque de Montmagny m’a aidée à avoir des témoignages, la résidence où je devais aller en France m’a mise en contact avec des producteurs laitiers de Poitoux-Charentes, afin de voir les corrélations entre les laitiers des pays.
Aller vers les autres est important, car pour moi le conte est un art relationnel. Si je n’ai pas le monde, je ne crée pas. C’est ma base. L’art du conte est une matière qui nous fait du bien car elle ne nous colle pas directement sur le réel. Elle nous permet de rire par la démesure, de rêver par la démesure, de dire des choses encore plus vrai par ses dimensions symboliques.
Dans le cas de Fille de laitier, j’avais cependant également mon expérience personnelle: je suis allée sur la run de lait avec mon père et je sais ce que je les gens disaient autour de nous. Mais je voulais savoir, aujourd’hui, maintenant, qu’est-ce qui reste des laitiers? Je suis donc allée chercher ce qui se répétait: le laitier est un petit homme, souriant, qui fait du bien, qui écoute. C’est ça qui revient beaucoup dans les discours. Mais il y a aussi un deuxième niveau: le laitier est beau, il est sexy, ça fait du bien à la femme de se sentir vue par le laitier. Tout à coup les personnages se sont dessinés tout seul. Un vaudeville s’est créé: le laitier, la femme qui s’ennuie à la maison et… le mari jaloux. Déjà, ces trois seuls personnages nous donnent un conte de portes qui claquent! Mais à travers le tout, je parle aussi de notre rapport au travail, de notre changement d’époque.
À travers Lucien, mon personnage, je suis les questionnements que mon père a eus. Il est arrivé dans le métier dans les années 70, alors que ce n’était déjà plus vraiment en métier en développement: il ne savait pas si son métier allait disparaître ou s’il ne ferait face qu’à quelques changements.
Passer par l’entremise d’un personnage fait en sorte que ça me dégage de la dimension plus affective, que je me positionne vraiment dans de la matière à contes: je peux exagérer mon personnage, je peux prendre des traits de mon oncle, des choses qu’on m’a dites sur le métier, reprendre une blague dans l'esprit des travailleurs de ce temps-là.
Pour moi, c’est vrai ce que je raconte. Et les laitiers me disent que c’est vrai aussi. C’est personne. Et c’est tout le monde. C’est ça, travailler le mythe.
Quelle importance la mise en scène revêt-elle lorsque vous présentez un spectacle de conte?
Au départ, je voulais avoir une mise en scène faite par quelqu’un de l’extérieur, car c’est dur de se mettre en scène soi-même. Mais avec les restrictions de se voir en raison de la pandémie, j’ai repris le tout de mon côté. Cependant, je suis allée chercher des regards extérieurs. J’ai des études en mise en scène à l’Université Laval, et j’ai toujours cette réflexion de dramaturgie et de mise en scène pour lesquelles je suis formée lorsque je crée.
Ce que je trouve fantastique, c’est qu’être conteur c’est être tout le théâtre à soi tout seul. C’est difficile d’avoir une équipe, car j’ai besoin de maîtriser toutes les ficelles, je suis la cheffe d’orchestre, dans un moment présent, vivant, improvisé. Comme il est fort possible que je réinvente les choses à même un spectacle en cours, je suis aussi bien de les posséder!
Avec l'évolution des formats de diffusion, comment envisagez-vous l'avenir du conte dans un monde de plus en plus numérique?
J'utilise mes réflexes artistiques: poser des questions aux gens et regarder ce qui s’est passé dans l’histoire. Les comédiens ont dû s’adapter à la télévision, mais ça n’a pas empêché le théâtre de continuer et la télé de prendre sa forme. Si j’écoute les gens, j’entends leur curiosité envers les nouvelles formes technologiques, mais j’entends aussi qu’ils ont aussi une fatigue des écrans. Ils disent « ça fait donc du bien d’être ensemble, dans le moment présent ». « Ah c’est vrai, je devrais y aller plus souvent voir des spectacles! ». Une de mes fierté est que j'amène du nouveau public: je fais sortir du monde qui ne vont pas habituellement au théâtre mais qui y vont pour entendre parler des laitiers et qui y amènent leur famille. Et ils découvrent qu’ils aiment ça, qu’ils se sont privés de cet art pourtant accessible, ils découvrent que c’est confortable une salle de spectacles et que, finalement, c’est pour du monde comme eux!
Vous évoluez sur la scène du conte, localement comme internationalement, depuis une vingtaine d’années. Comment cette scène s’est-elle transformée à travers le temps et que lui souhaitez-vous?
La scène du conte québécoise a sa particularité: ici, c’est une pratique de spectacles. Il y a eu un développement différent de la pratique ici par rapport à ailleurs, sans que les avenues ne soient cela dit en confrontation l’une avec l’autre. Au Québec, on en a fait un milieu, comme l’humour et comme la chanson. On a fait une petite révolution tranquille. Quand j’ai commencé il y a vingt ans, il y avait peu de lieux où il y avait des conteurs. On était plus proche de l’animation, on était programmé lors des spectacles de Noël, etc. Puis, le Regroupement du conte au Québec s’est fondé: j’y étais! Après, ça s’est bâti, des gens ont commencé à organiser des soirées comme le faisaient les boîtes à chansons. On tournait à Gatineau, Québec, Sherbrooke. Puis, chaque région a développé son milieu, en nommant que l’art du conte n’est pas celui du théâtre ni celui de l’humour, etc. On s’est beaucoup questionné pour comprendre en quoi c’était différent. Tranquillement, on est parvenu à nommer ce qu’est le milieu, à le défendre, à avoir des subventions, des festivals, des vedettes. Et depuis, des gens arrivent à gagner leur vie avec le conte – et moi j’en fais partie!