Arts visuels

Tania Hillion: Finaliste au prix Relève professionnelle – Chaudière-Appalaches

Le prix Relève professionnelle est remis chaque année par Culture Capitale-Nationale et Chaudière-Appalaches (CCNCA) dans le cadre des Prix d'excellence en arts et culture. En cette 38e édition, notre équipe vous invite à découvrir les finalistes par une série d’entrevues portant sur leur démarche et leur vision.

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Publié le : 4 novembre 2024

Tania Hillion est une artiste franco-canadienne née en 1978 en Normandie et établie depuis 2018 à L’Islet. C’est dans cet environnement à la nature préservée, inspirée par une communauté artistique dynamique qu’elle trouve les conditions propices à initier en autodidacte sa pratique artistique. Son travail a pour fil conducteur la mémoire individuelle et collective. Sensible à la condition humaine, ses peintures à l'huile et ses murales explorent la notion d'identité et témoignent des défis de notre époque empreinte de profondes mutations.



Plusieurs de vos œuvres mettent en scène des visages: portraits de personnes âgées résidant en CHSLD, portrait d’un garçon autiste, portraits de québécoises et québécois exerçant des savoir-faire traditionnels, etc. D’ailleurs, vous participez à un projet de recherche portant sur la prosopagnosie (trouble neurologique qui empêche de reconnaître des visages et qui touche près de 3 % de la population), en collaboration avec un neuropsychiatre à l’université de Montréal. Pourquoi les visages occupent-ils une telle place dans votre parcours artistique? Qu’est-ce qui vous passionne chez eux?

Peindre des visages n’est pas un choix délibéré pour moi. Il y a quelque chose de viscéral qui me ramène constamment à ce sujet. Je crois que cette fascination nourrit mon imaginaire depuis mon plus jeune âge. Au-delà même du visage je crois je suis profondément intriguée par notre propre existence. Nous avons tous une trajectoire unique et notre identité ne se résume pas à nos actions passées. On est à la fois habité par nos expériences, nos peurs, nos désirs, par nos rêves qui jouent un rôle majeur dans notre condition. Tout ça transparait sur un visage. Un visage, pour moi, c’est une porte d'entrée vers un univers à part entière.  C’est une forme complexe, en perpétuel mouvement qui présente à la fois des caractéristiques physiques très concrètes, animées par des éléments intangibles comme le passage du temps ou encore les émotions. Toutes ces strates me fascinent. On parle de quelque chose qui n’est pas quantifiable, que l’on ne peut pas toucher et pourtant on le perçoit de façon universelle. La joie, la tristesse, la douleur, l‘espoir sont un dénominateur commun entre les hommes, des états immatériels qui s'expriment dans la matérialité du corps.

C’est la dualité de cette dimension là qui m'intéresse. L’incarnation des émotions mais aussi le caractère furtif qui les définit. Rien n’est permanent. Nous sommes de passage, constamment traversés par des pensées et des émotions contradictoires. 

 

 

Vous avez utilisé l’IA dans un projet d’exposition, en juillet 2023 pour La Chapelle des Processions de Saint-Jean-Port-Joli. Quelle a été votre démarche et quelle place avez-vous laissé à l’IA dans le processus – et quelle place ne lui avez-vous pas laissé?

Je voulais créer un corpus qui résonne avec le lieu. Le thème de la statue s’est donc rapidement imposé à moi, mais je voulais aussi que les œuvres parlent de notre époque. J’ai utilisé l’intelligence artificielle pour générer les images qui m'ont servi de référence. Dans cet exercice, l’IA s’est un peu présentée comme une mémoire collective universelle, affranchie de tout cadre géographique ou temporel.

Au tout début les premières statues étaient d’inspiration greco-romaines, lorsqu’une image retenait mon attention, je repartais de cette même image comme modèle pour en générer d’autres. Le corpus s’est ainsi construit d’image en image.

L'outil génératif a rapidement révélé des défauts dans la création de figures humaines, produisant des statues aux membres surnuméraires. J’ai fait le choix de jouer de ces anomalies. Chaque statue dégageait une esthétique troublante, anatomiquement illogique et pourtant réaliste et charnelle.

Je me suis adressée à l’outil comme un photographe à son assistant pour donner des instructions d'éclairage, de posture, de composition. Dans les commandes saisies on retrouve par exemple: membre enchevêtrés, femme voluptueuse, pose victorieuse… Je n’ai pas saisi le nom d’artistes, pourtant certaines images générées évoquent des œuvres qui nous sont familières (Péché originel semble inspiré d’une sculpture de Vigeland, Vénus H. nous rappelle la vénus Hottentote ou une œuvre de Botero, Sainte-Victoire m'évoque Le radeau de la méduse).

 

En quoi les enjeux écologiques sont pour vous un moteur créatif? 

Je crois que les enjeux écologiques sont par essence le plus grand défi créatif de notre époque. Nous traversons une période paradoxale. La science démontre des vérités irréfutables sur les limites de notre planète et la disparition des espèces, pourtant nous sommes enlisés dans un modèle économique qui repose sur la croissance et la surconsommation. On commence à percevoir les conséquences d’un mode de vie qui se révèle compromettant pour notre propre survie.

 

La créativité s’exprime souvent mieux dans la contrainte. Or notre société cherche constamment à repousser toute forme de limite. C’est là que le bât blesse.

C’est un sujet qui me préoccupe, alors forcément j’ai eu besoin de transformer ces angoisses dans un processus créatif.  La créativité peut prendre de nombreuses formes, autant cela peut être un exercice plaisant, mais dans le cadre des enjeux écologiques cela nous oblige à sortir au sens propre du terme de notre zone de confort. C’est très confrontant. Personne ne souhaite renoncer à ses privilèges. Je ne peux pas m'empêcher de me demander si nous serons capables, au titre de société, de changer de paradigme?

 

 

 

Être artiste, c’est aussi aller à la rencontre des autres et sortir de son atelier, casser la solitude créatrice. Dans votre cas, vous avez collecté des témoignages en collaboration avec le Centre Femmes La Jardilec afin de créer une murale féministe. Comment avez-vous vécu cette expérience de faire ainsi de la place à une grande diversité de personnes et de point de vue dans votre processus créatif?

Ce projet de murale a été une nouvelle expérience à de nombreux égards. Au-delà du défi technique, il m’a fallu aborder le processus créatif dans un esprit d’ouverture totale.

Cela faisait plus de 20 ans que la Jardilec rêvait d’une murale. C'était important pour moi que les femmes du centre participent activement à la conception de l'œuvre. Ce sont les nombreux échanges, partages d'expériences et de ressenti qui ont contribué à la création de cette image. Je ne m’imaginais pas leur imposer ma vision.  Cela a été très enrichissant sur le plan créatif mais surtout sur le plan humain.

Mais je ne vais pas vous cacher que j'étais extrêmement nerveuse en abordant le projet. « Et si on ne parvient pas à s'entendre sur le concept? Et si je ne suis pas capable d'exécuter la maquette à grande échelle? » C'était vraiment un saut dans le vide. J’ai dû me répéter mille fois: « Fais confiance au processus ». Je suis complètement sortie de ma zone de confort.
Quand on développe un nouveau corpus en atelier, on peut changer de direction en cours de route ou même y mettre un terme à tout moment. Là, c’est un engagement et un projet collectif. Il y a des attentes que l’on ne veut pas décevoir. Nous ne sommes pas seuls pendant la conception et même la partie réalisation se fait sous le regard du public. Toute cette pression positive m’a permis de m’ouvrir aux autres, de faire et de me faire davantage confiance. Ça m'a permis de grandir.

 

 

Vous travaillez autour des thématiques de la mémoire, individuelle et collective. Vous, comme artiste, qu’aimeriez-vous léguer à la mémoire de vos proches, de votre communauté?

Je suis de nature à vouloir tout explorer, Je ne me sens pas investie d’une mission particulière. Dans ma pratique, je cherche à témoigner de notre époque à travers la représentation de la figure humaine. Mes sujets varient selon mon centre d'intérêt du moment.

La mémoire, c’est effectivement le fil conducteur de mon travail, Elle me fascine par son caractère immatériel et fluctuant et paradoxalement, elle joue un rôle crucial dans la formation de notre identité. Quand je peins dans le studio je suis comme habitée. Je crois que c’est le cas tout acte de création quelque soit la discipline, il y a cette énergie qui nous traverse et qui étire le temps. On sort de soi-même mais on se sent connecté. 

Lorsque je réalise un portrait, qu’il s’agisse d’une personne réelle ou fictive, il y a une volonté utopique de matérialiser toute cette dimension émotionnelle. Et je crois que ce j’ai envie de léguer, c’est cette énergie. C’est quelque chose qui est hors de notre contrôle mais qui semble voyager à travers nos œuvres. Lorsque cette connexion opère entre un regardeur et une œuvre, c’est magique.