Izabelle Desroches: Finaliste au prix Relève professionnelle – Capitale-Nationale
Le prix Relève professionnelle est remis chaque année par Culture Capitale-Nationale et Chaudière-Appalaches (CCNCA) dans le cadre des Prix d'excellence en arts et culture. En cette 38e édition, notre équipe vous invite à découvrir les finalistes par une série d’entrevues portant sur leur démarche et leur vision.
...Avec ses œuvres qui prennent différentes formes, allant de la photographie à la performance, en passant par les installations ou l’édition, Izabelle Desroches propose un travail artistique où la rencontre de l’autre occupe une place centrale afin de dénicher des lieux communs. Titulaire d’un baccalauréat en arts visuels et médiatiques à l'Université Laval, cette artiste et travailleuse culturelle qui demeure à Québec est récipiendaire du prix René-Richard décerné par l'école d'art de l'Université Laval ainsi que de plusieurs bourses Première Ovation, en mentorat et en création de projets.
Depuis 2021, vous travaillez au sein de la coopérative Méduse où vous êtes notamment responsable de la Collection et des activités de médiation. Comment ce travail, qui vous permet de côtoyer plusieurs artistes au quotidien, vous influence-t-il? Laisse-t-il une trace sur votre propre démarche artistique ou sur vos apprentissages?
Mon travail au sein de la coopérative Méduse est une source inestimable d’enrichissement personnel et professionnel. Côtoyer quotidiennement des artistes aux parcours variés et des professionnels du milieu culturel a définitivement contribué à façonner ma sensibilité artistique et à enrichir mon travail. Ce rôle me permet également de toujours être à l'affût des tendances artistiques actuelles et des diverses opportunités du milieu, comme les expositions, les appels de dossiers ou les formations.
Mon poste, qui comprend l’écriture des cartels et des textes pour la Collection, m’a également permis de perfectionner mes compétences en écriture, qui ont un impact direct sur la manière dont je conceptualise et présente mes propres œuvres. Ce travail d’écriture m’a permis d’acquérir une plus grande clarté dans ma manière de communiquer mes idées artistiques, tant à l’oral qu’à l’écrit.
L’une de vos plus récentes œuvres, le livre d’artiste Ambitionner sur le pain bénit, est composée de diverses archives photographiques: les vôtres, celles de votre famille, mais aussi d’autres trouvées ici et là. Dans un autre projet, Réactives: Réveiller l’archive, vous avez revisité les archives des Duchesses du Carnaval de Québec. Qu’est-ce qui vous attire dans ces documents anciens et comment arrivez-vous à tisser des liens entre le passé, la mémoire et le présent lorsque vous travaillez avec ce matériau?
Quand je parle des archives dans ma pratique, il s’agit principalement d’archives photographiques. Mon intérêt pour celles-ci a émergé à travers ma relation avec ma grand-mère maternelle. J’allais chez elle, elle me sortait son album photo, puis me racontait ses histoires. C’était, pour moi, une façon d’entrer en dialogue avec elle. Nos conversations me permettaient de découvrir des petits secrets de famille et des récits auxquels je n’aurais pas eu accès autrement. Ces archives sont devenues pour moi un moyen de faire émerger des voix silencieuses, notamment celles des femmes de ma famille. Ce processus m’a permis non seulement de mieux comprendre leur vécu, mais aussi de me reconnecter à ma propre identité.
J’apprécie particulièrement les archives dites populaires, pour leur capacité à révéler des détails intimes du quotidien. Ces documents, bien qu’appartenant à l’histoire individuelle, enrichissent le regard que l’on porte sur l’histoire collective. En travaillant avec ces archives, j’explore la « petite histoire » de ceux et celles qui n’ont pas eu l’occasion de la raconter, notamment les femmes, comme c’était le cas dans mon projet sur les Duchesses du Carnaval.
Travailler avec ces archives me permet également de tisser un lien entre le passé et le présent. Elles ne sont pas figées; elles sont vivantes et évoluent au fur et à mesure qu’on les interroge. En les revisitant à travers ma pratique, je cherche à actualiser leur portée. Elles deviennent alors des ponts entre des générations et des époques, permettant d’explorer des récits partagés qui résonnent encore aujourd’hui.
Dans l’exposition Duplex, présentée en collaboration avec William Légaré, ou encore dans Ambitionner sur le pain bénit, la banlieue prend une place importance. Pourquoi ce territoire est-il une thématique avec laquelle vous aimez travailler et qu’arrivez-vous à en tirer?
Mon intérêt pour la banlieue découle d’abord de mon expérience personnelle. Y ayant grandi, cela a profondément influencé ma perception du monde, encore plus durant mon enfance et mon adolescence. Lorsque j'ai commencé à m’y intéresser, la banlieue était, pour moi, intimement liée aux souvenirs d'enfance. Travailler avec la mémoire collective est un aspect central de ma démarche, et je savais que la banlieue était un vecteur d’expériences communes.
Avec William, nous avons cherché à explorer le patrimoine de la banlieue, parfois matériel, parfois immatériel. À partir d'archives photographiques et d’entrevues, nous avons questionné ce que signifie grandir en banlieue. Nous nous sommes aussi intéressés aux nouveaux rituels saisonniers: l’installation des abris tempo, l’emballage des haies de cèdre, autant d’activités banales qui deviennent des marqueurs temporels et identitaires du territoire suburbain.
En collaborant avec William, qui faisait des études en urbanisme, mon regard s'est élargi vers une approche plus sociologique. En Amérique du Nord, et particulièrement au Canada, la banlieue est omniprésente: 67,5 % de la population canadienne y vit. On ne peut donc pas y échapper, que ce soit en l’aimant ou en la détestant. Elle structure nos villes, nos routes, et influence la manière dont nous organisons le développement des espaces.
La banlieue, bien qu’ordinaire et souvent déconsidérée, mérite une attention particulière. Sans tomber dans une glorification à la American Dream, ni dans la dérision, je pense qu’elle possède une certaine étincelle qui vaut la peine d’être révélée. Elle est un reflet de notre société contemporaine, dans toute sa simplicité et sa complexité.
Parlez-nous du projet de résidence à Namur, en Belgique, auquel vous avez participé. Comment avez-vous laissé place aux rencontres, à l’apport à proprement dit humain, dans le projet que vous y avez mené?
Lors de ma résidence à Namur, j’ai adopté une approche similaire à celle que j’avais développée avec ma grand-mère. J’ai commencé par visiter des brocantes où j’ai collecté des photos de familles inconnues. Ces images sont devenues un prétexte pour initier des échanges avec les habitants. J’ai ensuite organisé des repas-partage, invitant les participants à me raconter leurs histoires, qu’elles soient ou non liées aux photos. Les images servaient simplement de support pour faciliter le dialogue, mais la conversation n’était pas limitée à elles.
Le centre culturel de Namur, situé près d’un parc et d’une place publique, a offert un environnement idéal pour ces rencontres. J’ai eu la chance de discuter avec des personnes de tous âges, allant de 15 à 78 ans. Ces échanges ont été enregistrés, puis retranscrits pour être intégrés dans un logiciel de poésie aléatoire que j’avais développé. Ce logiciel réagençait les phrases et les images de manière aléatoire, créant ainsi des pages ressemblant à un album photo annoté.
Les résultats, parfois drôles, inquiétants ou poétiques, révèlent notre propension naturelle à créer des récits et à donner du sens à ce que nous percevons. J’aime qualifier ce programme d’« anti-intelligence artificielle », car tous les agencements sont purement aléatoires et c’est notre propre intelligence qui donne du sens aux associations. L’apport humain est au cœur de ce projet: tant le contenu que son interprétation proviennent des rencontres que j’ai faites.
Vous travaillez actuellement à un projet de recherche qui est partagé entre le désert d’Atacama au Chili et la Charpente des Fauves à Québec. De quoi s’agit-il?
Lors de ma résidence dans le désert d'Atacama, je suis arrivée avec l'intention d'explorer l'enracinement des habitants dans leur territoire, en particulier en lien avec l'écosystème et l'accès à l'eau. En rencontrant des habitants, des artisans et des spécialistes locaux, je n’ai pu que réaliser l'immensité et la complexité de ces questions. Il y a autant de façon d’appartenir au territoire qu’il y a d’individus qui l’habitent. Et qui étais-je pour comprendre ces questions en trois semaines?
Ce qui a émergé de cette résidence n'est donc pas une exploration de ces thématiques, mais plutôt une confrontation avec mes propres limites physiques et culturelles. Le désert m’a exposée à mes faiblesses: un climat extrême que j’avais de la difficulté à endurer, un corps vulnérable face à la sécheresse, la chaleur brûlante du soleil, l’altitude et les nuits glaciales. Nous étions aussi invités à participer à plusieurs rituels qui sont associés à la culture Likan Antay. À chaque fois, je me sentais intruse et voyeuse, comme si je ne devais pas être là. J’étais à la fois intruse et impuissante.
Cette sensation d'être coupée de mon environnement s'est traduite dans mon travail sur l’image du corps déconnecté de la tête, inspirée par la représentation locale des sorcières. Au Chili, elles ne volent pas sur des balais. C’est la tête qui s'envole tandis que le corps reste vulnérable. C’est à ce moment qu’il est possible de tuer une sorcière, car c’est la tête qui contient tous les pouvoirs. Dans le désert, mon corps, comme celui de ces sorcières, était impuissant. Les personnages mis en scène dans mes photos incarnent cette dislocation : des corps étrangers et désorientés, errant dans un territoire qui n'est pas le leur, enveloppés de masques qui évoquent à la fois des éléments culturels locaux et des symboles qui me sont familiers, comme le diable (associé à mon enfance catholique) ou la cagoule que mon père portait lors de ses sorties en skidoo.
Ce projet interroge la relation entre le corps et le territoire, la vulnérabilité face au climat et l'impossible appropriation d'un espace qui résiste. Les personnages que j’ai mise en scène dans mes photos sont donc la représentation de ce corps déconnecté de sa tête, ce corps impuissant, face à un territoire qui n’est pas le sien. Ils sont des intrus dans le désert.