Marie-Josée Godin: voir la vie en gros
Quand nous avons demandé à Marie-Josée Godin sa réplique préférée issue de sa pièce Dix-roues, elle a cité de sa voix chaude: « Je peux pas porter ça, moi, des shorts. Des plans pour que le monde de Lévis me voit arriver en traversier pis qu’y pense que Godzilla s’en vient saccager la Rive-Sud ».
...Voilà. Elle donnait déjà le ton à cet entretien chaleureux où elle s’est livrée à nous sans pudeur, avec beaucoup de mordant et toujours dans des propos extrêmement articulés qui laissaient transparaître un univers intime riche et fécond. Plein feux sur l’autrice et l’interprète de la pièce Dix-roues, présentée pour la première fois en dehors du festival Jamais lu, en formule 5 à 7, au théâtre La Bordée.
Marie-Josée, ça fait plusieurs années que tu œuvres en coulisses, soit avec l’équipe de la Bordée, ou auprès de différentes productions, mais toujours dans des rôles de l’ombre. Est-ce que tu as une sensation de vertige comme c’est toi qui est sur les planches, cette fois?
« Bien sûr! J'ai eu une révélation il y a quelques années, lors de ma formation en mise en scène, au Conservatoire d’art dramatique de Québec. Ce programme nous permet de toucher à tout, autant au jeu qu’à la scénographie, question d’avoir des perspectives globales sur une production. Pourtant, en étudiant la mise en scène, c'est dans les cours de jeu que je me suis le plus sentie sur mon X.
Je dirais que le vertige ne vient pas du fait de jouer: je me sens comme un poisson dans l’eau. Il vient plutôt d’une crainte de ne pas me faire accepter comme comédienne, alors que je ne suis pas une actrice de métier. Cette idée d’être une impostrice est vertigineuse, beaucoup plus que celle d’aller sur scène. Ça, ça m’avait profondément manqué. Surtout pour porter un message aussi important et une parole aussi personnelle.
Je tiens d’ailleurs à remercier l’équipe du Jamais Lu de m’avoir encouragée dans cette voie. »
Tu mentionnes le festival Jamais Lu, où tu as présenté une première version de ce spectacle. Peux-tu nous raconter la genèse de ce texte?
« L’élément déclencheur a été le prix du récit, dans le cadre des prix de la création de Radio-Canada. Il s’agissait d'écrire un texte au « je ». Je me suis installée devant mon ordinateur et je me suis mise à écrire. C’est là qu’est apparue la première scène de Dix-roues, autour de ce fait vécu dans un cours de gestuel, où un collègue a dû me prendre sur son dos et traverser le local.
Cet évènement a été profondément marquant. Je devais en parler.
Puis quand j’ai vu l’appel de texte du Jamais Lu, je me suis dit que ce texte-là était fait avant tout pour la scène. Et c’est logique, comme je suis une fille de théâtre plus que de littérature. »
Dans les médias, plusieurs personnes dans des corps gros mentionnent être devenues drôles faute d’être belles, afin d’être acceptées par les autres. L’humour et l’autodérision qu’on retrouve dans ton écriture, était-ce quelque chose que tu portais, comme ces personnes, ou était-ce un choix volontaire pour adoucir un trauma?
« C’est un mélange des deux, je pense. C’est dans ma personnalité de rire de ça. Et bien que ça m’a fait mal par le passé, que je sois en paix aujourd’hui, le travail d’écriture oblige à l’introspection. L’humour me permet de décrocher, d’avoir la capacité d’en parler avec du recul... et, oui, de lever le voile sur une réalité qui n’est pas celle de tous et toutes.
Consciemment, comme j’avais peur que ce spectacle-là soit lourd, j’ai fait un effort supplémentaire pour aller vers la légèreté et la lumière.
C’est fou. Les commentaires que je reçois le plus, c’est “tabarouette, j’ai tellement ri que j’en ai mal au ventre”, “tabarouette, j’ai tellement pleuré que je dois encore m'en remettre chez nous”. C’est un spectacle en montagnes russes, mais je suis heureuse de pouvoir toucher tout le monde. À la base, oui, il s’adresse et traite de personnes grosses, mais il est touchant par sa vérité pour les personnes de toute physionomie. On a tous un corps, après tout, et des complexes qui viennent avec.
J’ai compris à quel point les propos portés dans ce texte étaient nécessaires pour combattre des préjugés sur les personnes de taille forte et tout ce qui vient avec des conseils non sollicités, de la micro-violence. Encore récemment, j’ai vécu un épisode de grossophobie en m'entraînant dehors. Un voisin est venu me donner des conseils pour perdre du poids, alors que je ne m’entraînais pas dans cette intention-là. Des personnes grosses vivent ça quotidiennement, mais on a tendance à fermer les yeux. Ça a confirmé ma volonté de mener ce texte sur scène et d’en parler publiquement. »
Le mouvement d’acceptation de soi et de la diversité permet aux personnes grosses de se réapproprier la beauté. Et toi, au contraire, tu sembles chercher autre chose, quelque chose d'authentique, de vrai. Dix-roues, c’est brutal et frondeur comme titre. On est ailleurs, non?
« Le titre, Dix-roues, je l’ai choisi pour les besoins dramatiques du texte. Je cherchais une image qui pourrait représenter comment le personnage se voit. Une image qui pourrait cristalliser cette scène du Conservatoire, où je dois me faire lever du sol et l’impossibilité de réaliser cet acte. Et l’image d’un camion dix-roues s’est imposée. De commencer avec une image aussi immense, qui n’a rien de sexy, ça répondait à tout, à ma vision et à mon propos. Après, ce camion se transforme et évolue, au fil de la pièce. Ça me permet de marquer le chemin parcouru par ce personnage dans l’acceptation de soi. »
Ç’a été comment pour toi de passer du texte à l’interprétation?
« Le piège – qui en est un et qui ne l’est pas en même temps – d'être à la fois actrice et autrice, c’est de pouvoir réécrire des phrases difficiles à dire. Je pouvais donc, en répétition, réécrire une réplique pour ne plus m’enfarger dedans. Mais cela a aussi fait en sorte, qu'au départ, j’étais constamment en train de réécrire le spectacle. C’était sans fin. J’ai dû me dire “stop” et accepter de travailler avec une version du texte, même si elle ne me semblait pas finale. »
Et dans le même ordre d’idée, est-ce que ça a été difficile de laisser la mise en scène à une autre personne ?
« Au départ, j’ai songé à appeler une comédienne pour que moi, je le mettre en scène. Mais, comme c’est tellement mon univers, j’avais envie de l’amener ailleurs. Je suis heureuse, finalement, d'avoir mis la mise en scène dans les mains de quelqu’un d’autre. C’est l’fun de juste être dans mon corps, de lâcher prise, de ne prendre aucune décision et de dire à l’autre “Dirige-moi!” »
Mélissa Bouchard, qui assure la mise en scène, est une amie et acolyte de travail de longue date. Elle avait donc toute ma confiance pour prendre soin de ce projet plein de fragilité. Puis, comme Mélissa me connaissait déjà bien et qu’elle a un côté fonceur, elle m’a poussée et m’a permis de me dépasser. »
À la base, ce spectacle est un monologue. Pourtant, sur scène, tu n’es pas la seule interprète. Lorenzo Somma t’accompagne au piano en direct. C’était une volonté que tu portais déjà à l’écriture ou qui s’est imposée à l’étape de la mise en scène?
« Lorenzo, c’est un très bon ami, pourtant, l’idée de le voir sur scène n’est pas venue de moi. Il n’existait pas dans le texte. Mais la première volonté de Mélissa, quand nous avons su que nous allions jouer ce spectacle, était d’avoir un musicien sur scène pour m’accompagner. Naturellement, l’idée de faire appel à Lorenzo s’est imposée d’elle-même. Je suis vraiment reconnaissante de sa présence: elle m’apporte beaucoup. Il m'accompagne dans mon jeu par son jeu. Il faut le dire, c’est moins vertigineux d’avoir un ami avec soi sur scène. »
Présenté en 5 à 7 à la Bordée l’an dernier, le spectacle S’aimer ben paqueté de Cristina Moscini fait cette année partie de la programmation officielle du Périscope. Toi, qu’est-ce que tu souhaites pour la suite de Dix-roues? Quels sont tes prochains projets?
« Plusieurs possibilités sont sur la table, mais je dois en discuter avec le Théâtre pour pas être toute seul à produire le spectacle. Bien sûr, j’aimerais que le spectacle soit porté sur une plus grande scène. Je pourrais allonger le spectacle, comme j’aurais beaucoup d'autres choses à dire. On parle aussi de peut-être partir en tournée avec le format actuel. De par son sujet, le spectacle pourrait toucher les adolescents. D’ailleurs, des professeurs qui ont assisté au spectacle contactent La Bordée pour jouer dans les écoles. À voir!
Je veux laisser passer la vague Dix-roues, mais je me sens déjà prête pour me remettre à l’écriture d'un nouveau spectacle. J’ai un projet inspiré par Biencourt, le village de mes grands-parents, dans le bas du Fleuve. C’est un village cul-de-sac: tu passes par là pour te rendre quelque part. J’ai toujours eu le désir d’écrire une histoire sur ce village-là. Puis, la ruralité, ce n’est pas un sujet courant dans le théâtre d’aujourd’hui. »
Dix-roues
Dix-roues célèbre les corps faits dans de grands moules. C’est un amalgame d’histoires sur l’acceptation de soi et la guérison. Une œuvre remplie d’amour. Pour soi. Pour l’autre. Krystel, une femme étiquetée « taille plus », livre avec humour et sensibilité ses aventures de « grosse », ses récits auto-dérisoires et touchants au travers desquels on suit, de l’enfance à l’âge adulte, l’évolution de la perception de son poids, de son corps, de son image.
En complément, nous vous invitons à regarder l'exposition Gros•se, de Llamaryon, une photographe de Chaudière-Appalaches, située dans le hall de La Bordée. Un match parfait entre l’exposition et le spectacle pour une véritable célébration des corps, sous toutes leurs formes. Fort à parier que le regard que vous porterez sur les magnifiques modèles avant et après le spectacle ne sera pas le même.